Le tintement du verre à pied sur le granite du plan de travail de la cuisine. Le bruit du bouchon qui saute et le clapotis satisfaisant du liquide qui doucement rempli le verre. Le premier nez est doux et floral. Le vin tourne dans le verre ; le second nez révèle des notes d'agrumes et de pêche blanche. Et il s'en fou... Peu importe le flacon ou le liquide, tant qu'au final, il ait l'ivresse. Ses yeux sombres se posent sur l'étiquette du cru qu'il vient d'ouvrir comme il aurait ouvert une bouteille de soda. Un rictus lui fend les lèvres et il repose la bouteille. Ô ce n'est pas par hasard qu'il a mis la main sur cette bouteille, il le sait bien. C'est un appel du pied ; un appel du cœur. Et il soupire, alors que le verre rencontre ses lèvres ; que le vin percute son palais. " Tu comptes boire tout seul ? " Julian relève le regard, sort machinalement un autre verre de l'armoire, le remplit et le pousse sans un mot vers sa compagne du soir. "À la tienne, Soraya." C'est machinal, sans saveur, sans âme... Et le chirurgien continue de boire en observant sa jeune soeur.

Ils étaient trois petits enfants, qui s'en allait courir dans les champs, les forêts, les plages... tout où leurs parents les emmenaient en vacances. Lui était l'aîné, Soraya la benjamine et au centre, il y avait Antonio. Il y avait... Il y a un temps qui semblait immémorial désormais. Pourtant, cela ne fait pas si longtemps que son cadet est parti en claquant la porte de la maison familiale, vivre sa vie à l'autre bout de la planète, sans demander son reste ; sans même donner de nouvelles. Leur pauvre mère...  Ses deux garçons n'avaient jamais été très proche, malédiction de l'aîné et du second, mais ce qu'elle l'aimait celui-là néanmoins. Combien de fois n'ont-ils pas rit avec la benjamine, en disant que c'était le 'bébé à sa maman', le 'fils chéri'.  Il est beau le fils prodige... "Toujours pas de nouvelles de Tonio?" Encore une fois, le ton est monocorde, malhabille et tâche de cacher que ses émotions montent en lui à la vitesse d'un cheval au galop. Soraya ne lui répond pas ; sa tête le fait pour elle. Un soupire à nouveau.

Les verres se vident lentement, il n'y a pas vraiment de discussion, si ce n'est par le jeu de regard entre le chirurgien et sa soeur ; sa meilleure amie. Il n'y après tout pas tant d'écart entre elle et lui ; entre eux trois. L'écart, il s'est creusé à l'adolescence, quand on a enfin mis un diagnostic sur ce qu'il est ; ce qu'il a toujours été. L'écart, il s'est creusé quand du parfait grand-frère les mots fatidiques sont sortit. Une gorgée de plus et une main passé sur ses yeux fatigués ; épuisés. Ses yeux se posent sur la photo encadrée de sa mère sur l'appui de fenêtre. Il se souvient... "Maman, je... dois te dire quelque chose..." Ah, le courage d'un adolescent, qui gère aussi mal ses émotions, que ses pulsions ; qui ne les comprends pas. " Pas besoin. Je sais mijo. Je sais." Les yeux embués de larmes, lui qui craignait la réalité et l'aveux. "Et je t'aime comme ça. Nous t'aimons comme ça." Les bras de sa mère, il y a-t-il quelque chose de plus doux, de plus fort, de plus grisant ? Peut-être. La main se Soraya se pose sur la sienne, caressant son épiderme presque poli à force d'être lavé au désinfectant et l'alcool.

La bouteille est à moitié vide sur le plan de travail et le silence s'était installé. Eux qui jamais ne se taisent pourtant. Les yeux du frère détaille la robe noire de sa soeur, avec une moue douce amère. Elle est belle sa soeur ; elle est magnifique. Et surtout, percutante, douée pour appuyer où ça fait mal. "Qu'est-ce que tu compte faire, Ju'?" L'incompréhension se peint sur son visage un court instant, avant qu'il ne se redresse. "Commence pas..." Lâche-t-il avec amertume. " Tu ne vas pas rester seul éternellment, Julian! Elle n'aurait pas voulu ça."  L'amour n'est-ce pas? Il n'y croit plus vraiment. C'est débile et ça fait mal. Deux fois déjà que cette émotion irrationnelle l'a mis au trente-sixième dessous. Merci, il a assez souffert. D'abord lui. Il tait son prénom, comme il l'a toujours fait devant tout le monde, ne l'ayant murmurer que dans l'intimité de leurs étreintes adolescentes ou dans ses rêves devenus cauchemar au gré du temps. "Alors, tu l'aimes vraiment, ce garçon?" Le sourire paternel est chaleureux, empli de curiosité saine et d'une pointe d'humour taquine. Les joues de l'adolescent s'empourprent violemment, se reconcentrant mal sur sa tâche : vider le coffre de la voiture pour les vacances. "Oui... je crois." La main amie sur son épaule, Julian guette l'arrivée de l'autre adolescent, sourit de toutes ses dents à l'arrivée de la voiture. "Non, en fait j'en suis sûr." Ah, les maux qu'amour infligent...

"Maman a toujours voulu savoir qui c'était." Le neurochirurgien leva les yeux au ciel, avant de hausser les épaules. "Cela fait longtemps que ça n'a plus d'importance, non?" Son verre se vide d'un trait et se rempli dans le même mouvement. Longtemps oui, qu'il a tout gâcher. Oh, il le sait, mais de là à l'admettre publiquement. La patience est une de ses vertues, d'autant plus désormais qu'auparavant. À vouloir créer un électrochoc, il a surtout tout fichu par terre. D'un amour déçu, brisé, répendu au sol, pourtant... Il devrait le remercier pour la suite. Quelle idée, non, de demandé à un pote de se faire passé pour son mec afin de rendre jaloux l'autre. Récupérer au trente sixième dessous par ce même ami, rester auprès de lui contre vents et marées. " Tu sais, on pourrait... arrêter de faire semblant..." Est-ce qu'il l'aimait Jérérmie ? Au début, pas vraiment. L'attirance physique était là et petit à petit, il s'est insinué dans son coeur, dans son derme et dans son âme. " Moi, je t'aime, tu sais..." Il n'en avait pas fallu plus pour que celui qui devait l'aider et faire semblant, soit en vérité celui qui partagerait sa vie.

"Je suis bien tout seul..." Marmonne-t-il alors qu'il sort une seconde bouteille du même cru que le précédent. "Puis, je ne suis pas tout seul, il y a Max et Plume." Qu'il tente de noyer en désignant chien et chat dans le panier du salon. "Ju', ça fait cinq ans... tu n'as même pas quarante ans." Son majeur se lève, il sait que sa soeur ne dira rien ; ne s'offusquera pas. À côté, l'annulaire gauche porte encore fièrement son alliance, comme un fantôme qui s'accroche à la vie terrestre. On ne change pas le passé pourtant. "Je veux que tu m'opère, Julian." Les mains du médecin tremblent autant que ses lèvres, qu'il coince difficilement entre ses dents, au point de les faire saigner. "Je ne peux pas, Jérémie..." Pourquoi la neurochirgurie ? Pourquoi la médecine ? C'était une évidence pour lui depuis des années. Il voulait aidé les autres, se rendre utiles ; sauver des vies. Et pourtant, là devant le fait accompli de son impuissance, la pillule ne passe pas. "Tu te sous-estime encore! Arrête ça! Tu es le meilleur neurochirurgien de l'Etat, si ce n'est du pays, Julian! Il est temps de l'entendre, bon sang!" Et la colère lui bouffe le ventre, alors que les mots fatidiques sortent de sa bouche. "Je ne peux pas! Si je le fais, je te tue!" Son coeur flanche, les larmes gagnent la partie. "Elle n'est pas opérable, Jérémie... Je ne peux rien faire... Et je ne veux pas te perdre... pas comme ça... S'il te plait, ne me le demande pas une troisième fois." Sa tête bascule en arrière, le souvenir est trop vivace, trop tenace ; trop douloureux.

"Tu opères demain? " La deuxième bouteille est bien entamée devant eux. "Non." Le mot claque sur son palais comme le tonerre sur la plaine. "Elle a toujours été fière de toi, tu sais." Un hochement de tête, son verre qui se lève, qui rencontre celui de sa soeur dans un toast silencieux. "De toi aussi, hermanita." Une gorgée de plus, un paquet de guimauves enrobées de chocolat ouvert devant eux. Cela ne va pas avec le vin, mais ils s'en foutent. " On irait bien se balader demain, avec papa, qu'est-ce que tu en dit, Ju'?" Le sourire est dérisoire, mais pourtant chargé de tendresse. "Oui, on devrait faire ça. Je pense qu'il appréciera. Et on devrait partir en vacances ensemble cette année, avec lui. Profitez tant que ça dure." La conivence est de retour, le sourire entendu ; le rendez-vous pris. Un nouveau toast se porte. "À maman." Lance la benjamine, les larmes au bord des cils. "À notre adorée maman."    

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